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Mode

Raf Simons, un minimaliste qui fait beaucoup de bruit

Directeur artistique doté des pleins-pouvoirs chez Calvin Klein, Raf Simons a quitté la marque américaine fin décembre. Sans un mot, comme à son habitude, laissant la fashion sphère entre l’évidence et la stupéfaction.

La nouvelle est tombée juste avant les fêtes de Noël : Raf Simons quitte Calvin Klein. Comme ça, brusquement, dans un de ces communiqués langue de bois évoquant une rupture à l’amiable, quand bien même la séparation intervient un an avant la fin officielle du contrat (le designer avait signé pour trois années, il en aura effectué à peine deux).

Surprise. Stupéfaction. Enfin… oui et non. Oui parce qu’à ce moment-là, même les fashionistas étaient plus préoccupés par leurs achats de bûche et de foie gras que par la valse des directeurs artistiques qui, le reste du temps, tient le microcosme de la mode en haleine. Drôle de timing. Drôle de cadeau au pied du sapin ! Et puis non parce que beaucoup attendaient (ou redoutaient, dans le cas des fans) ce genre d’annonce d’un moment à l’autre. Les bruits de couloir avaient alerté les spécialistes : le styliste se tenait sur un siège éjectable. En outre, Raf Simons quittant une grande maison au pic de sa popularité, alors que ses défilés sont applaudis, que son travail est respecté par l’ensemble des critiques de mode, ça avait quand même un air de déjà-vu, et ça sonnait comme un étrange remake.

Ce qui mérite bien un flash-back.

Raf Simons chez Jil Sander : un minimalisme au beau fixe

Né à Neerpelt, représentant de « l’école belge », Raf Simons a trouvé sa vocation de styliste, dit la légende, en pleurant face à un show Martin Margiela. Ce qui donne un peu le ton du bonhomme : un créateur avant-gardiste, un conceptuel que l’on qualifie systématiquement de radical, d’architectural, de pointu. Jamais on ne parle de lui en termes de glamour ni d’over-the-top ! En 2005, sa nomination à la tête de la création chez Jil Sander constitue une alliance logique, un mariage sans nuages. Certes, l’amateur de color blocks ultra vifs bouscule un peu les tailleurs gris ou blancs des business women de l’époque, mais sans trahir une histoire faite de minimalisme, de modernité, de panoplies offrant à celle (ou celui) qui les porte une assurance épurée et un confort construit. Nombre de fashionistas se pâment encore sur sa collection Printemps-Eté 2011, dont les jupes rose bonbon, vert sapin ou jus d’orange, hyper sophistiquées, descendaient jusqu’aux pieds, mais étaient portées avec de simples t-shirts blancs.

Trois ans chez Dior : du royaume merveilleux à l’envers du décor

En 2012, premier choc : Raf Simons est engagé chez Dior, où il succède à John Galliano. Difficile d’imaginer deux créateurs plus à l’opposé. Les portraits décrivent invariablement Simons comme discret, silencieux, cérébral – et même, souvent, taciturne. Un taiseux donc, face au volubile, à l’extravagant, au flamboyant Galliano ! Durant un règne d’une quinzaine d’années, ce dernier avait fait de Dior une marque pleine de bling, de wild, de fun. Le designer britannique raffolait des ornementations chargées, il s’inspirait des savoir-faire et des traditions de l’Asie, de l’Afrique, il dessinait des vêtements-bijoux, coupait des robes sensuelles dans le biais du tissu, mixait les imprimés animaliers et camouflage… Rien n’était jamais trop avec lui.

Tout le contraire de son successeur. Et pourtant, la greffe prend. Son tempérament mystérieux et sa couture architecturale s’avérant proches de ceux de Monsieur Dior en personne, Raf Simons retrouve l’ADN de la griffe. Il redonne du chic et du désir à la robe de bal ou à la tenue de cocktail, propose de vastes jupons qui se tiennent impeccablement, ou des hauts à bustier et à basque dessinés au millimètre. A la fois fastueuses et épurées, doucement intemporelles et absolument modernes, mêlant le clin-d’oeil rétro et l’art contemporain, ses créations font sensation sur les tapis rouges, sublimées par les nouvelles égéries, Marion Cotillard, Jennifer Lawrence. Avec des défilés dans des décors fleuris, en référence aux origines fraîches et romantiques de la maison, le petit monde de Dior, réorchestré par Raf Simons, a quelque chose d’enchanteur, aspirant les amoureux du beau vêtement dans un royaume merveilleux.

Sauf que… trois ans plus tard, second choc : le directeur artistique au sommet de sa gloire décide de ne pas renouveler son contrat. Consternation chez LVMH puisqu’avec lui, la griffe historique avait retrouvé son actualité, sa pertinence, son aura ! Justifié de façon laconique par un besoin de se recentrer sur sa propre marque (Raf by Raf Simons, née en 2005, qu’il n’a jamais abandonnée) et de mieux profiter de sa vie privée, ce départ envoie un électrochoc dans le cénacle fashion. Car il pointe le doigt sur un aspect rarement évoqué de cette usine à fantasmes : la difficulté d’y survivre sans se faire broyer. Entre l’obligation de produire un nombre de collections ahurissant (pour suivre les saisons, l’Homme, la Femme, la haute couture, le prêt-à-porter, les pré-collections – et on en passe), de veiller à l’image globale, véhiculée par les campagnes de pub aussi bien que par les réseaux sociaux, d’être systématiquement inspiré, et de surprendre à chaque défilé… Raf Simons rappelle à tous que derrière les flashs, il y a un travail acharné, une pression monstre, et qu’il y a de quoi devenir dingue.

Raf Simons chez Calvin Klein : coup de génie ou coup de bluff ?

Après un break salutaire, Raf Simons surprend de nouveau (décidément). En 2016, le voici annoncé chez Calvin Klein. Oui, Calvin Klein, icône de la culture américaine, référence auprès des teens, marque associée aux slips avec les élastiques logo-isés, aux sweat-shirts frappés des lettres CK en énorme, et aux jeans moulants jadis vantés par Brooke Shields. La rencontre était-elle si absurde ? Pas nécessairement, car Raf, comme Calvin, a le minimalisme dans la peau. En revanche, ce que n’a jamais eu Raf, contrairement à Calvin, c’est le côté sexy. On se souvient d’une Kate Moss sensuelle, brûlante, posant pour le parfum Obsession au plus fort des nineties… Mais si le géant américain fait appel au créateur belge, c’est justement pour aller au-delà de son image juvénile, qui s’érode (logique : les ados fans d’hier ont grandi), et s’imposer sur un segment plus haut-de-gamme. En gros, sortir du mall et jouer dans la cour des grands, créativement parlant, mais sans non plus s’aliéner les Millenials qui, en fouillant dans les archives des années 90, se sont pris de nostalgie pour le sportswear de l’époque.

Alors, bingo ou fiasco ? Dès le début, les défilés sont soutenus par les critiques de mode, lesquels afficheront leur fidélité jusqu’au bout. En 2017 et 2018, le styliste est même récompensé aux CFDA, les Oscars de la mode. Car Raf Simons x Calvin Klein, c’est la créativité acérée de l’un qui se frotte à l’héritage americana de l’autre. Le directeur artistique issu du Vieux Continent revisite la silhouette western dans des coupes affutées et des couleurs audacieuses, imprime des sérigraphies d’Andy Warhol sur des accessoires ou en total-look, ressuscite des t-shirts à l’effigie des Dents de la mer… Bref, il ne travaille pas sur les fondamentaux de la marque, il travaille sur les fondements de l’Amérique – nuance ! Et de taille. Car si les acheteurs professionnels sont initialement séduits et font exploser le nombre de points de vente, les consommateurs, eux, ne se bousculent pas, déroutés par un style sûrement trop conceptuel, trop référencé, trop ironique, et des prix flirtant avec ceux du luxe. Or on sait que dans ce genre de gros groupe, où le bénéfice s’envisage en milliards de dollars, lorsque les chiffres commencent à baisser, et les actions à perdre de leur valeur : le conseil d’administration s’alarme (chez Calvin, la société-mère s’appelle PVH, elle possède aussi Tommy Hilfiger, et la première phrase que l’on voit en énorme sur la page d’accueil de son site est : « We are PVH, one of the largest global apparel companies with nearly $9 billions in 2017 revenues. » Une certaine fierté à brasser un maximum de pognon…)

De plus, Raf énerve. Les articles à l’annonce de son départ ont ouvert la boîte de Pandore, et on a pu lire mille et un reproches adressés au créateur. En résumé : il n’en a fait qu’à sa tête ! Etait-ce pour se protéger, après son expérience chez Dior, d’une pression insoutenable ? Toujours est-il qu’il aurait conçut ses collections dans l’opacité, l’isolement, sans rendre de comptes à sa direction. Autre grief, le relooking du flagship new-yorkais, sur Madison Avenue, envisagé à l’origine par Mister Calvin Klein himself comme un espace tout d’épure et de blanc monacal, que Raf Simons a métamorphosé à grands coups de murs jaunes, d’échafaudages arty, de touches de rouge, de détails folk (regarder les photos de l’avant et de l’après sur Google Images est hilarant). Où il est apparu que les deux designers, aussi géniaux soient-ils, n’avaient pas la même conception du minimalisme, et qu’au sein d’une marque qui avait traversé les décennies 70, 80, 90 et 2000 en faisant triompher des codes bien précis, la présence de Simons ressemblait fort à une erreur de casting.

Ce que nous apprend cette histoire

La leçon est digne d’un de ces films américains pour teenagers habillés en Calvin Klein, ceux-là mêmes qui ne se sont pas reconnus dans la version qu’en a donné Raf Simons : on peut être brillant et ne pas plaire à tout le monde ; on peut être génial et ne pas trouver sa place ; on peut être né pour créer mais avoir envie d’arrêter. Et on peut ne pas s’épancher dans tous les médias, et pourtant, faire du bruit, en dire long.

A l’heure où les dirigeants de Calvin Klein cherchent à inventer l’après-Raf et parlent de fermer le flagship new-yorkais, souvenons-nous d’un extraordinaire moment de cinéma. C’était dans Clueless, rom’ com’ mythique des années 90, illustration parfaite du « teen movie ». L’héroïne, jouée par Alicia Silverstone, s’apprête à sortir dans une robe courte, moulante, décolletée, en un mot, sexy, et croise le regard courroucé de son père. « Qu’est-ce que c’est que ça ? » dit-il. « Une robe ! » répond la jeune fille. « Selon qui ? » s’indigne le paternel. « Calvin Klein ! »

On comprend bien que ce dialogue légendaire n’aurait jamais pu être le même, si la robe avait été signée Raf Simons…

Article rédigé par Laure Gontier

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