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Musique

BURN OUT : Le succès est-il en train de flinguer le moral des rappeurs ?

Le rap n’a sans doute jamais été aussi populaire qu’aujourd’hui, et c’est tant mieux. Sauf que toute cette attention, cette course aux chiffres et cette admiration sont peut-être en train de plomber le moral des MC’s, tiraillés entre leur goût du succès et la déshumanisation que celui-ci semble engendrer.

Beaucoup d’éléments font aujourd’hui que le rap est devenu un objet de culte et de fascination. Il y a la qualité des productions, bien sûr, tous ces disques qui permettent aux médias de considérer à raison ou non notre époque comme le « nouvel âge d’or du rap français ». Il y a aussi l’émergence d’une nouvelle génération d’artistes élevés aux algorithmes de Spotify et YouTube. Mais il y a surtout le nouveau statut des MC’s, qui jouissent aujourd’hui d’une popularité sans précédent, alimentée par des records de streams et de ventes, ainsi que par une aura de plus en plus massive à l’extérieur des frontières strictement hip-hop. C’est bien simple : toutes les pop-stars françaises actuelles viennent essentiellement du rap (Orelsan, Maître Gims, JUL) ou y sont étroitement liées (Eddy De Pretto, Angèle, Aya Nakamura). Une époque bénie, donc, mais qui a également son revers.

Il suffit d’avoir écouté les disques de rap français publiés en 2018 pour constater la tendance et tisser des liens entre les œuvres de Lomepal, Damso, Vald ou même Orelsan : tous entretiennent en effet un rapport ambigu au succès, laissant planer dans leurs textes un état de grande confusion, la crainte d’être embarqués et broyés dans leur propre histoire. C’est Lomepal qui rappe : « J’idéalise trop les rockstars, parfois, j’ai peur d’vouloir rejoindre le Club des 27/J’viens d’enchaîner seize interviews dans la même journée, j’sais même plus comment je m’appelle » ; c’est Damso qui semble regretter d’être « un rappeur connu » mais « un être humain anonyme » ; c’est Vald qui, dans « Réflexions basses », se la joue philosophe : « Soit je rappe, soit j’me défonce : dans les deux cas, j’me déshumanise/J’me défonce pour oublier que quand j’me défonce pas, je ne fais que du rap : est-c’que tu visualises ? »

Au moins, le message est clair : s’ils jouissent d’un statut sans précédent, les rappeurs doivent désormais composer avec les affres de la célébrité. Et n’hésitent plus à aborder frontalement le sujet dans des morceaux à entendre comme autant de confessions. Le phénomène n’est évidemment pas nouveau, ni strictement français (aux États-Unis, les derniers albums de Kanye West et Mac Miller, pour ne citer qu’eux, s’en sont fait l’écho également), mais son intensité nouvelle soulève tout un tas de questions : est-ce simplement du storytelling, une nouvelle manière de se mettre en scène ? À terme, cela peut-il affecter leur vie personnelle (un peu à l’image de ce qui a pu se produire pour Kurt Cobain au début des années 1990, par exemple) ? L’époque laisse-t-elle suffisamment de temps aux artistes de grandir et de vivre entre deux albums, au point qu’ils puissent parler d’autre chose que de leur vie en tournée, leur rapport à la célébrité ou leurs relations avec les fans ? À cette dernière, on serait tenté de répondre par la négative.

« J’craquerai pas… J’craquerai pas »

Prenons, par exemple, Jeannine de Lomepal et Lithopédion de Damso : dans les deux cas, il s’agit deux albums importants et parfaitement ficelés. Mais l’essentiel est ailleurs : il est dans cette façon qu’ont les deux rappeurs d’évoquer leurs failles, de s’afficher en constante contradiction avec eux-mêmes et de se montrer finalement autant plombés que réjouis par leurs succès. Un simple problème de riches ? Peut-être, oui. Mais surtout le symptôme logique d’artistes passés en à peine deux ou trois ans de simples rookies à têtes d’affiches enchainant les disques d’or et les Zéniths. Alors, les deux bonhommes finissent inévitablement par jouer un rôle (« J’passe trop d’temps à être c’que j’suis pas/J’finis par croire qu’j’le suis vraiment » – « Noir meilleur »), gèrent tant bien que mal les relations avec leurs fans (« Sur scène je donne tout, j’en ai deux mille devant/Mais j’suis toujours mal à l’aise quand je parle à un fan » – « Évidemment »), rappellent l’attitude ambivalente de certains proches (« Négro, je n’t’ai pas oublié, non/2008, station Montgomery/J’avais embrouille et t’as pris la fuite/2018, tu m’d’mandes en feat » – « Baltringue ») et ne savent pas comment gérer le regard neuf porté sur eux par la gent féminine (« Pourquoi vous voulez m’aimer maint’nant ? Sert plus à rien de m’aimer maint’nant » – « Évidemment »).

Toutes ces interrogations, Orelsan se les pose également. Et profite de ses derniers morceaux pour mettre en avant les paradoxes auxquels ils semblent constamment se confronter : entre des envies de grandeur (« J’essaye de remplacer Johnny ») et l’incompréhension de ce qui lui arrive (« C’est fou qu’on touche des sous pour ça »), entre entre l’envie marquer l’histoire (« J’veux laisser une trace, laisser une marque ») et le dégoût de l’industrie (« J’rappais pour me planquer, maintenant, j’rêve de plan B/dAmis rappeurs français, vous allez pas m’manquer »), entre ce qu’il imaginait être (« J’croyais qu’en étant connu, ça résoudrait tous mes problèmes/Fini, les bâtards qui me snobbent, les numéros d’meufs avec un mauvais chiffre ») et ce qu’il est vraiment (« J’suis mal à l’aise dans leurs émissions télé/J’me fais siffler comme un iench’ ou une meuf bonne »).

Irréelle vie

L’idée ici n’est évidemment pas de les plaindre ou de les moquer, simplement de comprendre. Comprendre ce qui torture autant ces artistes, ce qui les pousse à tutoyer un milieu qu’ils donnent parfois l’impression de mépriser tout en prenant le risque, un jour, de connaître un violent échec, ce qui les incite à continuer quand d’autres avant eux (Fabe, Diam’s ou, dans une moindre mesure, Salif…) ont préféré prendre leur distance avec le milieu afin de ne pas perdre le contrôle. Dans une interview au magazine Society, Orelsan avançait un élément de réponse : « Je croyais qu’une fois connu, j’allais savourer. Mais non, parce que j’ai compris que ce qui me plaisait, ce n’était pas l’arrivée, mais le chemin pour y aller. Ce qui me plaît, c’est d’écrire. Parce que dès qu’un album est terminé, je me dis : « Putain, qu’est-ce que je vais faire maintenant? » À aucun moment je me dis: « Là, ça y est, j’ai fini le jeu! ». »

Plier le « game », voilà ce qui semble guider la plupart de ces artistes, quitte à mettre en danger leur relation (« Cinq piges de relation, j’ai tout niqué/Y’a l’rap vortex spatio-temporel donc j’ai pas l’temps pour elle, han/ Frère, j’l’ai quittée en tort, j’crois que j’l’aime encore » – « Pour celles » d’Alpha Wann), à changer d’attitude (« J’voulais tellement leur plaire que j’ai oublié d’être moi » – « Rétrograde » de Dinos) à faire quelques concessions pour le bien de leur carrière (« Faire d’la promo, faire d’la scène, en vrai, ça m’saoule, mais, en vrai, ça sert » – « Ça sert » de Nemir) ou à enchainer les bad buzz afin de rester au sommet (Booba, envers Kaaris, Damso, La Fouine, Rohff ou tout autre rappeur ayant menacé de près ou de loin son hégémonie ces dernières années).

Certains, animés par le mythe de l’underground, diront que ces artistes n’ont que ce qu’ils méritent, perdus dans une course aux chiffres finalement vaine. Ce serait oublier le réalisme et la sincérité avec lesquels ils mettent en avant leurs contradictions dans leurs textes, quelque chose qui rend ces derniers immédiatement touchants. On comprend alors que Damso, Lomepal ou même SCH n’avaient pas prévu qu’être une star, c’est aussi avoir un visage plus connu que ses chansons, c’est se poser des questions existentielles (comment être soi quand tout le monde vous regarde ?, par exemple), c’est voir ses punchlines inscrites au marqueur sur les trousses d’adolescent.e.s qui gobent tous vos dires, c’est prendre le risque de s’éloigner malgré soit d’un réel à force de tournées, de compliments et de réussite qui, comme le rappe L’Or du Commun, « crée toujours des envieux ».

Article rédigé par Maxime Delcourt

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