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Mode

Poiret, Patou, Vionnet : reste-t-il une place pour les grands créateurs d’antan ?

A l’heure où un nouveau paradigme de la mode se met en place, se pose la question de la légitimité du réveil de ces belles endormies, dont seuls perdurent souvent le nom et le souvenir…

En mars dernier, la maison Poiret faisait son grand retour sur les podiums après 85 années d’absence. Au mois d’août, c’était au tour de Jean Patou de susciter les convoitises de LVMH, qui annonçait avoir pris une participation majoritaire au capital de la maison. Avant elles, Balenciaga, Balmain, Schiaparelli et bien d’autres avaient déjà suscité l’engouement des investisseurs, avides de faire renaître ces gloires passées. Mais à l’heure où un nouveau paradigme de la mode se met en place, se pose la question de la légitimité du réveil de ces belles endormies, dont seuls perdurent souvent le nom et le souvenir…

Du pain béni pour le marketing

Du côté des groupes et des investisseurs, l’intérêt est d’abord stratégique et financier. En effet, il est souvent plus économique, rapide et efficace de capitaliser sur l’aura de maisons existantes que de développer une marque de but en blanc. Même plusieurs décennies après leur existence, les noms de Grès, Worth, Fath ou Vionnet restent ancrés dans l’imaginaire collectif comme autant de synonymes d’élégance, de savoir-faire et d’excellence. Du pain béni pour les leaders de l’industrie, qui n’ont alors plus qu’à s’appuyer sur l’héritage de ces maisons et leurs contributions à l’histoire de la mode pour modeler un storytelling et une stratégie communication bien ficelée.

Mais au-delà de l’aspect marketing, l’appétence des grands groupes pour les marques d’antan revêt également une dimension stratégique. Leur acquisition permet en effet de récupérer des savoir-faire, des licences ou des droits, qui pourront être mis au profit d’autres marques du portefeuille. Dernier exemple en date : la sortie de la dernière fragrance de Dior, propriété du groupe LVMH, baptisée « Joy ». Soit le nom du jus le plus emblématique de la maison Jean Patou, justement acquise par LVMH quelques semaines plus tôt…

Conserver un patrimoine culturel

Si l’argument marketing justifie l’intérêt des grands groupes pour ces belles endormies, il faut également y voir un acte de préservation et valorisation du patrimoine. Du fameux « pli Grès » à la jupe-culotte de Poiret, en passant par la coupe en biais de Vionnet, les silhouettes sablier de Fath ou les trompe-l’œil surréalistes de Schiaparelli, les grandes maisons d’autrefois recèlent d’archives documentant leur contribution à l’histoire de la mode. Elles apportent un éclairage concret à l’évolution des tendances, en corrélation avec l’évolution des mœurs et de la société.

Une dimension patrimoniale, mais aussi sociologique et sociétale qu’il est fondamental de protéger. Ce n’est donc pas un hasard si les maisons Vuitton, Saint Laurent, Chanel, Dior ou Chloé ont toutes investi dans des infrastructures visant à rassembler et conserver leurs archives. Ou que fleurissent les expositions rétrospectives, beaux livres et monographies consacrés à leur héritage historique. Une démarche qui aura donc vocation à éviter la perte ou la destruction d’une partie de l’histoire et du patrimoine culturel français, souvent reléguée aux archives des musées.

De belles histoires…

Qu’elle relève d’un plan stratégique ou d’un acte désintéressé en faveur du patrimoine, la tocade des groupes et investisseurs pour ces belles endormies n’en pas moins donné lieu à de belles histoires. Balmain en est probalement l’exemple le plus éloquent. Fondée en 1946 par Pierre Balmain, la maison de couture était tombée en désuétude à la mort du couturier en 1982, avant d’être rachetée par l’industriel Alain Hivelin. C’est lui qui avait été à l’initiative de la nomination de Christophe Decarnin, artisan du renouveau de la griffe en 2005, mais aussi de celle d’Olivier Rousteing en 2011. Lui, en somme, qui a forgé le succès retentissant que connaît la marque aujourd’hui.

Un succès qui s’articule en grande partie autour de deux axes stratégiques. Le respect de la vision du couturier, d’abord. En 1952, lorsque Pierre Balmain donne vie à sa collection emblématique « Jolie Madame », il défend l’image d’une femme confiante et audacieuse, et s’attache à célébrer les courbes de la féminité. Du maître, Olivier Rousteing a retenu cette approche articulée autour de la volupté, mais aussi le savoir-faire et la grande technicité. Mais le succès ne saurait se limiter à la simple répétition des codes d’antan. Dès son arrivée à la tête de Balmain, Olivier Rousteing a su imposer sa propre vision, à grand renfort de silhouettes clinquantes et over-sexy, afin d’ancrer la maison dans l’air du temps.

Une alliance entre passé et présent, héritage et disruption, qui a également forgé le retour en grâce de Balenciaga sous la vision créative de Nicolas Ghesquière, de Carven sous la houlette de Guillaume Henry, ou encore de Schiaparelli, rachetée en 2007 par Diego Della Valle et confiée à raison à Bertrand Guyon en 2015.

…Et quelques ratés

Mais il arrive parfois que la magie n’opère pas, et les exemples de tentative de relance infructueuse sont légion. Citons par exemple Charles Frederick Worth. Fermée en 1956, la vénérable maison était passée de main en main avant de se risquer, en 2011, à revenir sur le devant de la scène, sous la houlette du créateur Giovanni Bedin. Une tentative stoppée net après seulement trois collections. Même funeste destinée pour la maison Grès, revendue en 1984 à Bernard Tapie, qui ambitionne d’en faire du prêt-à-porter. Un projet qui ne verra jamais le jour, et qui se soldera par la mise aux enchères des archives et collections de la maison, sous l’emprise du groupe Jacques Esterel.

Une gestion malavisée, une stratégie de rendement trop précipitée ou encore une méconnaissance du secteur, les motifs ne manquent pas pour expliquer ces ratés. Mais il faut également replacer la situation dans son contexte. Si ces maisons ont défrayé la chronique en leurs temps pour leur vision avant-gardiste, leurs codes n’ont aujourd’hui, bien souvent, plus de réelle signification. Par ailleurs, elles doivent désormais composer avec un paysage mode entièrement renouvelé.

S’adapter à une nouvelle donne

Entrée dans une nouvelle ère, l’industrie de la mode et du luxe subit une profonde mutation, amenée par la mondialisation, l’avènement de la consommation de masse, la révolution digitale et l’explosion des réseaux sociaux. Autant de facteurs qui ont largement bouleversé son fonctionnement, son modèle de croissance et de communication. Côté tendance, l’élégance protocolaire s’est peu à peu dissipée, les modes venues de la rue ont pris d’assaut les catwalks, les genres se sont fusionnés.

Un nouveau paradigme avec lequel les anciennes maisons sont donc dans l’obligation de composer, et qui s’inscrit parfois à des années lumière de leur vision et leur patrimoine. Ceux-là même qui suscitaient justement tout l’intérêt des investisseurs…

En parallèle, ces marques doivent faire face à une concurrence accrue. Le marché s’est notoirement élargi, avec l’émergence ces dernières années d’une kyrielle de labels toujours plus transgressifs (Vêtements, Off White, Gosha Rubchinskiy ou Y/Project pour ne pas les citer). Des jeunes marques au succès martelé à coups de hashtags, qui ont bien compris les codes et les attentes des nouvelles générations. Un atout dont il faut mesurer toute l’importance, lorsque l’on sait que les Millennials représentent désormais 85% de la croissance du secteur du luxe, et comptent pour près de 30% des ventes.

Autant de mutations auxquelles les marques doivent désormais s’adapter pour tenter, non pas de se faire un nom, mais de légitimer le leur. À la question : reste-t-il encore une place pour les grandes maisons d’antan, on serait tentés de répondre OUI, car il est essentiel de protéger de l’oubli cet inestimable capital patrimonial. À condition que ces maisons soient capables de se réinventer pour se plier aux exigences de l’ère du temps, plutôt que de capitaliser sur la nostalgie de gloires passées.

 

Article rédigé par Mathilda Panigada

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